Cet article est paru en avril 2012 dans La Cité.
« On peut violer l’histoire à condition de lui faire de beaux enfants », la maxime d’Alexandre Dumas pourrait bien s’avérer le ressort ultime du roman historique. Une écriture qui, au-delà d’ausculter l’histoire, la ferait accoucher, même par la distorsion, d’autres pans du réel. Et qui, par cela même, rendrait caduque l’idée d’un passé figé, éteint – l’ombre des morts délimitant nos pas.
« On peut violer l’histoire à condition de lui faire de beaux enfants », la maxime d’Alexandre Dumas pourrait bien s’avérer le ressort ultime du roman historique. Une écriture qui, au-delà d’ausculter l’histoire, la ferait accoucher, même par la distorsion, d’autres pans du réel. Et qui, par cela même, rendrait caduque l’idée d’un passé figé, éteint – l’ombre des morts délimitant nos pas.
Il ne s’agit évidemment pas de circonscrire le genre du roman historique à des pirouettes fantasques, moins encore à un simple jeu d’esprit. En ce sens, au cours des années trente du siècle dernier, Lukács, dans son essai Le roman historique, esquissait une définition de celui-ci. Lequel se caractériserait, entre autres, par un récit épique qui dépeint la transformation des modes de vie d’une période donnée à travers des personnages représentatifs des forces sociales à l’œuvre dans les remous de l’histoire ; la mise en scène du conflit tragique entre une organisation sociale ascendante et une autre déclinante (l’avènement de la bourgeoisie au détriment de la noblesse, par exemple) ; ou encore l’affirmation du progrès humain par le biais des confrontations qui divisent en leur sein les sociétés et les individus.
Récemment, revenant sur le développement du genre, suite à une analyse de Guerre et Paix de Tolstoï, l’historien britannique Perry Anderson insistait sur un élément clé de sa genèse, que Lukács aurait négligé: le nationalisme. Le roman historique serait ainsi issu du nationalisme romantique dont l’émergence a marqué la réaction européenne contre les visées impériales de Napoléon. Trait, celui de la foi en la nation, qui entretient des rapports ambigus avec le sens de l’histoire – et plus précisément avec le progrès. Perry Anderson montre brillamment que Guerre et Paix, tenu par Georg Lukács comme le sommet du roman historique du XIXe, ne satisfait pas les conditions du genre. Et pour cause, son nationalisme. En effet, Tolstoï ne fait aucune tentative sérieuse pour incarner l’envahisseur français, la force historique rivale, et se contente d’une caricature dont un Napoléon ridicule est l’expression. Il n’y a d’ailleurs pas de véritable différence entre l’époque où la trame se déroule et celle où l’auteur écrit. La Russie est de la sorte investie d’un présent immuable. Ce qui fait dire à Perry Anderson que, dans ses pages les moins réussies, le roman acquiert des allures de brûlot chauviniste et conservateur. L’exemple suffit à montrer les tensions constitutives du genre – du moins en Occident.
Il ne faut donc pas être surpris en constatant que, de nos jours, après un parcours sinueux, le roman historique se trouve à un stade où chaque règle du canon forgé par Lukács se voit vidée de son contenu ou détournée. S’il existe un point commun à l’hétérogénéité de la production actuelle, conclut Perry Anderson, c’est le renversement d’humeur. L’histoire défile désormais à contretemps : au lieu de l’émergence de la nation, les ravages de l’empire ; au lieu des rêves de progrès et d’émancipation, l’attente de la catastrophe : un cauchemar dont on n’arrive pas à se réveiller.
L’explication d’un tel retournement se trouve sans doute dans les travers du siècle dernier, le plus meurtrier de l’histoire, traversé par deux guerres mondiales, l’horizon nucléaire, l’univers concentrationnaire, les totalitarismes, la planification de génocides allant de l’Empire ottoman jusqu’au Rwanda – ce dont Auschwitz symbolise l’indicible horreur. La magnitude du désastre – possible en grande partie grâce aux avancées de la technique accomplies dès la Révolution industrielle – finit indéfectiblement par saper les espoirs de la modernité. Il y a peut-être ici un indice – signalé par Fredric Jameson – qui permet d’éclairer cette caractéristique de la société contemporaine, postmoderne : l’incapacité à penser historiquement. En effet, si l’histoire s’avère être (ou si du moins on la perçoit telle) une mise en scène macabre et insensée, s’en détourner, abasourdi par le cumul des cadavres et des atrocités, tient d’un geste presque salutaire. Toutefois, ignorer, nier le passé revient à le répéter. Et c’est là, en tirant les ficelles de la mémoire, que se révèle la teneur éminemment politique du roman historique. La question, pour l’écrivain européen en particulier – la Shoah l’exige –, se pose dès lors en ces termes : comment se confronter à l’histoire sans en esthétiser l’horreur ?
Afin d’illustrer les difficultés qu’une telle interrogation soulève, un bref aperçu de trois livres s’impose : Danube de l’italien Claudio Magris, Les anneaux de Saturne de l’allemand W.G. Sebald et Zone du français Mathias Énard. Leur choix n’implique nullement que ces œuvres soient les plus importantes ni les plus représentatives de la production actuelle. Il s’agit plutôt de mettre en perspective des représentations de l’histoire, qui, bien que se plaçant aux marges du genre, l’ouvrent à des territoires inédits.
La Mitteleuropa
Publié en 1986, Danube est un livre à cheval entre le récit de voyage et l’essai, qui, en suivant le cours du fleuve, des sources au delta, de la Forêt-Noire à la mer Noire, ressuscite un monde disparu : la Mitteleuropa. Dans un jeu d’associations continu s’entrelacent les descriptions des paysages et l’évocation d’œuvres littéraires, le rappel d’événements historiques et l’anecdote personnelle, la réflexion philosophique et une galerie de portraits de grands noms de la culture européenne (Céline, Lukács, Kafka, Canetti, Celan...) jalonnée par les vies et œuvres de gens que l’oubli a effacés.
Le livre débute par une invitation faite par l’adjoint au maire de Venise pour mettre sur pied une exposition consacrée à « L’architecture du voyage. Les hôtels: histoire et utopie ». Sujet digne d’embraser les foules. « Cette chaleureuse invitation, poursuit le texte, reçue il y a quelques jours, ne s’adresse pas à quelqu’un de précis, ne mentionne pas le nom de la ou des personnes qu’elle sollicite avec transport ». Précision qui n’en est pas une, car d’emblée le trouble est jeté sur un élément primordial : le narrateur. S’agit-il de l’auteur, Claudio Magris, éminent germaniste à l’Université de Trieste, de son alter ego, d’un personnage qui narre à la première personne du singulier ?
Le doute sera entretenu tout le long. Ce qui pourrait dans un autre cas s’avérer une question oiseuse ne l’est pas ici, puisqu’elle dévoile le paradoxe qui soude un tel récit : un journal de voyage où le vécu du voyageur est pour ainsi dire marginal. L’enjeu se déplace. L’on n’assistera donc pas aux péripéties et déboires de notre pèlerin, mais plutôt aux soubresauts de cet ensemble géoculturel qu’a été la Mitteleuropa et que la dernière Guerre mondiale a fini par ensevelir.
Mais pourquoi cet intérêt pour ce qu’a représenté la présence allemande en Europe centrale ? A l’heure d’entreprendre son périple, le narrateur se demande si, en suivant le fleuve jusqu’au delta, parmi des gens et des peuples divers, il va entrer dans une arène aux combats sanglants ou bien au cœur d’une humanité malgré tout unitaire dans son extrême diversité. L’inquiétude peut sembler rhétorique, mais elle naît d’une certitude : « le destin allemand a été surtout une manière de vivre la rencontre, le choc entre Allemands et Slaves » et donc « s’interroger sur l’Europe signifie, aujourd’hui, s’interroger aussi sur son rapport avec l’Allemagne ». Rapport qui, historiquement, a abouti à deux variantes diamétralement opposées : le multiculturalisme austro-hongrois, d’une part, et, d’autre part, le nazisme.
Le risque, dans ce genre de démarche, est que les dés soient pipés et l’interrogation dissipée d’avance. Si une certaine nostalgie vient empreindre parfois le propos, l’idéalisation ne prend pourtant pas le dessus, conscient qu’est notre homme des contradictions de tout processus historique : « la vocation mitteleuropéenne des Habsbourgs est toutefois [...] une idéologie de repli [...]. Incapable de réaliser l’unification de l’Allemagne – qui se fera sous l’égide de la Prusse – l’Autriche cherche une nouvelle mission et une nouvelle identité dans un empire supranational, creuset de peuples et de cultures ».
Par le biais de vignettes de sites emblématiques, de digressions à foison, de récits empruntés à d’autres auteurs, d’évocations que suscite le hasard des rencontres, le voyageur égrènera la trame bigarrée de ce puzzle tragique que recèle le Danube. Paru cinq ans avant l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, le livre, qui est une mise en cause sans appel de toute velléité de suprématie (nationale, ethnique, religieuse), se révèlera prophétique quant à la menace qui cerne toujours le devenir de l’Europe: le repli identitaire.
Le cimetière bleu
Publié en 2008, Zone a été conçu, d’après son auteur, pour faire de l’anti-Magris : au fatras de l’harmonie austro-hongroise opposer le bain de sang perpétuel de la Méditerranée, « son côté cimetière bleu ». Le cap est fixé. Adieu au regard distant, objectif, aux méditations profondes, qui trahissent tout compte fait la sagesse de celui pour qui l’histoire n’est qu’écho lointain.
Le protagoniste (et narrateur) se nomme Francis Servain Mirkovic, Français d’origine croate, qui, après avoir pris part aux guerres qui ont scellé le sort de l’ex-Yougoslavie, sillonne des années durant la « Zone » (le bassin méditerranéen) en tant qu’agent des services secrets français. Le tout est raconté le long d’une nuit de voyage en train, de Milan à Rome, que le narrateur fait afin de livrer au Vatican, en échange d’une somme de 300 000 dollars, une valise dans laquelle il a dossiers, fiches, photos des criminels de guerre et des tortionnaires dont il a retrouvé la trace au cours de ses incursions dans la Zone.
Dans un jeu de va-et-vient trépidant, on découvre au fur et à mesure la vie de Francis : l’univers familial, les déboires amoureux, l’engagement dans les milices croates, le traumatisme de la guerre, le travail dans les renseignements. Résumé de la sorte, on pourrait songer à un scénario hollywoodien. Mais il en va ici tout autrement.
La trame est imbriquée dans un recensement des malheurs de l’histoire de la Méditerranée, qui s’étale jusqu’au cœur même du continent européen (dans le Danube de Magris) : des dictatures nord-africaines et du Proche-Orient aux génocides arménien et juif, des fosses communes du Liban à celles de la guerre civile espagnole, de la bataille de Lépante à la Première Guerre mondiale ou encore de Troie aux Balkans. Et tout cela file dans une seule phrase qui va d’un souffle sur plus de cinq cents pages, ponctuée à peine par des virgules. Zone assume ainsi de manière ouverte l’écriture romanesque. Nous avons donc un personnage pour lequel la fureur de l’histoire n’est pas un simple apprentissage au gré des lectures : il y a contribué lui-même en se portant volontaire pour le dernier grand carnage aux Balkans.
On y découvre les séquelles d’une vie traversée par la rage sanglante des peuples. Cela dit, à y voir de plus près, le destin de Francis pèse peu vis-à-vis du catalogue de la camarde dressé page après page. Son heure de vérité dans le conflit yougoslave sert en réalité à justifier la curiosité morbide (sa passion pour l’histoire) qui le pousse à recueillir, par-delà son devoir d’agent, cet amas d’informations qui lui fait considérer le monde tel une bacchanale meurtrière sans fin. Il n’est alors pas étonnant de constater que ce qui concerne son propre vécu tiendrait au plus sur une centaine de pages, le reste étant dévolu à l’horreur qui tourne en boucle jusqu’à en donner le vertige : « entre des barbelés [...] toujours des camps, encore des camps, des camps espagnols pour les Rifains des camps italiens pour les Libyens des camps turcs pour les Arméniens des camps français pour les Algériens des camps britanniques pour les Grecs des camps croates pour les Serbes des camps allemands pour les Italiens des camps français pour les Espagnols on dirait une comptine ou une chanson de marche ».
Et, à l’instar de Magris, entre l’illustre inconnu et la figure de renom, le fil conducteur est tissé par la vie de ceux qui s’évertuent à en laisser la trace: Le Caravage, Genet, Choukri, Cervantès, Burroughs, Orwell, Lowry, Pound. À croire que l’art ne peut se passer de la destruction. Une chose est sûre, si Danube déploie une volonté de discernement, Zone sombre dans la saturation.
Les archives de la destruction
« En août 1992, comme les journées du Chien approchaient de leur terme, je me mis en route pour un voyage à pied dans l’est de l’Angleterre, à travers le comté de Suffolk, espérant parvenir ainsi à me soustraire au vide qui grandissait en moi... » ; et par la suite, aux prises avec le souvenir de l’excursion, persiste « l’horreur paralysante qui m’avait saisi à plusieurs reprises en constatant qu’ici également, dans cette contrée reculée, les traces de la destruction remontaient jusqu’au plus lointain passé. Et c’est peut-être pour cette raison qu’une année jour pour jour après le début de mon voyage, je me trouvai dans l’incapacité quasi totale de me mouvoir, si bien qu’il fallut me transporter à l’hôpital ».
Tel est le périple que Sebald se propose de relater deux ans plus tard. Cette fois l’indistinction auteur-narrateur est garante de la véracité des faits rapportés. D’ailleurs, afin d’insister sur son propos de documentariste, des photos viennent sans cesse illustrer le récit. Ainsi, grâce à une écriture d’une rare élégance, qui use de métaphores et d’analogies poussées jusque dans leurs derniers retranchements, de phrases labyrinthiques se déroulant sur plusieurs pages, on suivra les curieux écrits de Thomas Browne, la leçon d’anatomie immortalisée par Rembrandt, la vie de Conrad et sa descente aux enfers de l’impérialisme belge au Congo, les restos minables où notre voyageur a le don d’échouer, l’extinction du hareng en mer du Nord, la bataille navale de Southwold en 1672, la purification ethnique aux Balkans durant la Seconde Guerre mondiale, la visite à un musée de la marine ou à l’écrivain Michael Hamburger, les mémoires de Chateaubriand, les vies tortueuses des poètes Fitzgerald et Swinburne, la description d’une maquette du temple de Jérusalem, la guerre de l’opium en Chine au XIXe, le développement de la sériciculture ou encore ce paysage dévasté à quoi se réduit la côte est anglaise.
Les rêveries de ce promeneur solitaire pour- raient paraître décousues, soumises au seul caprice de la digression. Cependant, les épisodes et figures historiques cités à comparaître obéissent à un dessein : épingler ce processus de destruction accélérée qu’est, pour l’auteur, la modernité. Une remarque au passage sur Descartes, auquel il reproche d’avoir réalisé un apport essentiel à l’histoire de la sujétion, nous met la puce à l’oreille. Sebald perçoit les avancées techniques et l’industrialisation comme des catalyseurs de la volonté de puissance et d’anéantissement propre à l’agir humain. Chaque élément qui défile dans ses pages concourt à étayer cette vision. Et il n’est pas exagéré de comparer sa démarche à celle d’un archéologue, puisque notre espèce est celle qui, anéantie par elle-même, ne cesse de se survivre. La paralysie qui marque le début du récit est le symptôme d’une vie mutilée, à vrai dire éteinte : « Plus je m’approchais des ruines, plus se dissipait l’image d’une mystérieuse île des morts et plus je me crus au beau milieu des vestiges de notre propre civilisation anéantie au cours d’une catastrophe future ».
Le trou noir
Ce bref survol permet de mettre en évidence certains traits qui relient ces œuvres. Le premier, à n’en pas douter, est le fait que ce ne sont pas à proprement parler des romans historiques. Il n’y est nullement question de mettre en scène la transformation d’un mode de vie à travers les tensions de forces historiques opposées. Dans les trois cas, la narration à la première personne du singulier sert à une traversée d’un passé fragmenté, disparate, et non à une plongée dans un temps déterminé ; suite d’époques composite qui tend en réalité à diluer l’histoire.
Le second aspect est la primauté du voyage : c’est le déplacement qui ouvre aux narrateurs la possibilité d’assumer une histoire qui dépasse le cadre national, de sonder les événements d’un ensemble plus vaste – soit géographique (le Danube, la Méditerranée) soit temporel (la modernité). Il est du reste notable que l’origine des narrateurs ne leur cause pas le moindre embarras pour disséquer le territoire qu’ils traversent.
L’essentiel se joue ailleurs que dans l’ancrage identitaire. A bien y réfléchir, c’est leur extériorité même, leur qualité d’apatride, qui leur assure cette capacité à déceler ce qui vertèbre les mondes qu’ils parcourent. On est à mille lieues ici de la quête des origines ou de la charpente national(ist)e du roman historique classique. Un autre point significatif est l’omniprésence du discours rapporté. Qu’une part considérable des trois romans soit la retranscription ou la récriture de sources les plus diverses – récits, comptes rendus, biographies, articles de journaux, mémoires – tient certainement d’une stratégie visant à produire une continuité historique d’après l’objet privilégié: la mosaïque mitteleuropéenne, l’état de guerre perpétuel, le cataclysme de la modernité.
Mais il y a plus. L’idée que notre vie n’est plus que survie, que notre expérience n’est que de la redite, un mauvais feuilleton qui se répète, loin de toute authenticité. Une méfiance donc du vécu – le nôtre étant brisé –, qui se résout en se faisant l’écho d’une voix, d’une vie, passées. Il y a là un paradoxe : annuler le cercle infernal des répétitions historiques en réitérant la voix de ceux qui nous y ont précédé.
Ce geste est cependant riche d’autres lectures. Restituer les récits d’une autre époque serait ainsi un moyen plus propice, à notre stade ahistorique, de toucher au plus près le noyau de cette réalité-là. Ou encore, à la manière du Pierre Ménard de Borges, qui s’adonnait à récrire par cœur Don Quichotte trois siècles plus tard, la simple reconstitution du texte dans un autre contexte décuplerait son potentiel de sens. Et ce pari dérisoire, la lueur de sens à force de répétition, est peut-être la seule échappatoire aux limbes de la survie, à cette attente de la catastrophe qu’est devenue l’histoire (ou sa représentation).
Et puis, il y a aussi le fait que, page après page, on bute sur une impossibilité : comment dire l’horreur des camps ? Même Zone, qui relève pourtant le défi de mettre en scène le conflit des Balkans, s’arrête au seuil des barbelés. Dès qu’il s’agit de rendre compte de cette expérience, on l’aborde par la tangente, on fait appel au récit d’autrui. Le camp est le trou noir de cette littérature, il en constitue la limite ultime. Quelle représentation peut échapper au spectacle ? Le risque est de forger un roman dur, certes, mais qui reste dans le beau.
La question du droit d’entrée dans une telle zone se pose de fait. Pour les œuvres ici parcourues, il semblerait que la seule littérature qui jouisse de ce droit est celle du témoignage, celle des rescapés. Et pourtant, dans toutes les trois, le camp est la figure qui aimante le tableau de la destruction, puisqu’il en est la cristallisation, l’abjection suprême. Y revenir, indirectement, permet de le mettre en perspective, d’en parler avec pudeur, sans usurper le droit qui est propre au témoin, et de faire face à ce qui a été l’anéantissement de l’humain. Adorno affirmait que n’échappait pas à la part des responsabilités celui qui, devant l’indicible perpétré collectivement, osait encore parler de l’individuel. Et Magris d’ajouter : « Rien autant que ce vide ne peut rendre l’impossibilité de se faire une idée de ce qui s’est déroulé entre ces pierres [...] Seul celui qui a vécu à Mauthausen ou à Auschwitz peut essayer de dire cette horreur radicale ».
Cet article est paru en avril 2012 dans La Cité.