La couleur de la rédemption ? – à propos de Wifredo Lam

Un spectre hante l’Europe : le spectre de Wifredo Lam. Peut-être est-ce le signe d’une époque tourmentée par l'hétérogénéité (sociale, ethnique, religieuse), où les rêves d’une Babel de la fin de l’histoire commencent à se fissurer sous le poids des particularismes. S’il y a bien un artiste à avoir plongé dans l’oeil du cyclone de la diversité, c’est bien Wifredo Lam. Ce n’est donc pas un hasard si, depuis un an, une rétrospective de son oeuvre est relayée par certains des musées d’art moderne les plus importants d’Europe. Entamée en septembre 2015, au Centre Georges Pompidou à Paris, elle a fait escale cet été au musée Reina Sofia de Madrid, avant d’atterrir à Londres, où dès la mi-septembre elle est visible au Tate Modern.

Curieux destin que celui de Wifredo Lam. Né à Cuba en 1902, de père Chinois et de mère mulâtre, une constante a déterminé jusqu’ici la réception de sa peinture, à savoir, ses origines ethniques. Ce qui induit des lectures centrées soit sur la revendication de la négritude soit sur l’exaltation du multiculturalisme. Une délimitation qui n’est pas si aisée. Qu’en est-il exactement ? 

L’oeuvre à venir

Après avoir commencé ses études de peinture à La Havane, Lam obtient une bourse, en 1923, pour les poursuivre à Madrid. Il débarque en Espagne à la fin de cette même année et y restera une quinzaine d’années. Période pendant laquelle il deviendra familier avec la grande peinture espagnole (Velasquez, Le Greco, Goya) ou flamande (Bosch, Bruegel). Engagé dans les files républicaines pendant la Guerre Civile, Lam doit quitter l’Espagne en 1938 devant l’avancée des troupes franquistes. Il s’établit alors à Paris, où Picasso devient son mentor. Ce bref séjour dans l’Hexagone, qui prendra fin avec l’occupation allemande, marquera un tournant dans son oeuvre. En effet, en compagnie de Michel Leiris, Lam étudie les collections d’art africain du Musée de l’Homme, puis entre en contact avec les surréalistes et entrevoit enfin ce qui ensuite sera son style pictural. Durant la décennie suivante (1941-1952), passée à Cuba, Lam parvient à la maturité artistique. Il rentre en Europe dans les années cinquante et y restera jusqu’à la fin de sa vie (1982).

Ce récapitulatif permet de signaler les phases-clés de cette oeuvre. La période de formation en Espagne, où la palette de Lam emprunte à l’expressionnisme allemand, à Matisse ou encore au cubisme tardif. Le jeune Lam fait déjà preuve d’un trait sûr, d’un pinceau d’une extraordinaire souplesse, capable de s’essayer avec succès aux courants les plus divers. Mais, en faisant cela, il ne fait justement que reproduire. C’est là l’éclectisme d’un artiste talentueux, mais qui peine encore à trouver sa propre voie. Vient ensuite le passage par la France et la rencontre décisive avec Picasso. L’usage que celui-ci a su faire de l’art africain a l’effet d’une gifle sur le peintre cubain. Il en est secoué. Désormais, en recourant inlassablement aux mêmes motifs, il soumet sa peinture à une épuration, réduisant le coloris, se centrant sur des figures humaines à l’allure géométrique ou des visages qui acquièrent la forme de masques. Ce sera pourtant à Marseille, auprès de ses amis surréalistes (Breton, Péret), en attendant de partir pour Cuba, qu’il arrivera à esquisser son oeuvre à venir. On y décèle toujours l’influence de Picasso, mais commence à pointer, dans ses esquisses réunies dans des carnets, un étrange enchevêtrement de formes à la croisée des mondes humain, animal et végétal. Pour la première fois, on y voit du Lam. 

C’est donc le retour sur sa terre natale, qui marquera l’épanouissement du peintre. Ainsi après la formation et le déclic, il y aura l’éclosion. Durant la décennie cubaine, Wifredo Lam mettra au jour cet univers qui fera sa renommée : l’imbrication ou l’indifférenciation du naturel et de l’humain ; des êtres protéiformes (femme-cheval, des lianes en guise de bras, des boucliers ou de lances tels des corps, des oiseaux-flèches, seins et fesses apposées à des cornes), symboles à la fois d’érotisme, d’anéantissement ; l’iconographie puisée dans la mythologie afro-cubaine ; l’entrelacement vertigineux des figures, comme si à tout instant les rites quotidiens risquaient de sombrer dans le chaos.

La question noire

Il y a donc chez Lam la confluence de l’art occidental et de l’imaginaire africain. Mais loin de se résoudre en une synthèse harmonieuse, cette rencontre est en fait problématique. A y voir de plus près, l’oeuvre de Wifredo Lam vient contester celle de Picasso – ou plutôt l’usage fait par celui-ci de l’art africain. Robert Hughes, dans Le choc de la nouveauté, signale de manière provocante que Picasso, tel les colons ayant conquis l’Afrique, n’avait pas de véritable intérêt pour la statuaire africaine. Il ignorait ses usages rituels, ses significations sociales ainsi que les sociétés à son origine. Pour Picasso cet art se réduisait à de la matière première lui permettant de sortir d’une impasse esthétique. En ce sens, la récupération qu’il en fait reproduit, quoique plus subtilement, le pillage colonial.

C’est bien dans cette faille que Lam se glisse. Là où l’engouement de l’art moderne occidental (Gauguin, Derain, Braque) ne voit dans l’art primitif tout au plus que des procédés à même de ressourcer une tradition à bout de souffle, Lam perçoit la nécessité d’intégrer cet ailleurs dans toute sa complexité : au lieu de l’irrationalité, de la liberté des sauvages, fantasmée par l’artiste européen, il tient à restaurer dans leur dignité, c’est-à-dire sans en faire une simple caricature, les cosmogonies africaines. Et cela par la mise en scène de l’autre Afrique, celle qui se trouve dans les Caraïbes. 

L’oeuvre de Lam signifie l’irruption sur la scène artistique internationale du visage, ou plutôt des visages, d’une culture. Jusque là le nègre n’avait été qu’objet. Désormais, il devient sujet. A ce titre, le masque africain en guise d’autoportrait (1938) est plus que révélateur. Que Lam, fils d’un Chinois, ait décidé de faire de la culture noire son cheval de bataille marque en effet une volonté de mettre à mal les représentations en cours jusque-là. Pourquoi ne pas exalter, de manière explicite en tout cas, l’ascendance chinoise ? C’est que, contrairement à l’Afrique, la Chine est perçue en Occident comme une grande civilisation. C’est donc sur la question noire, sur le mépris séculier dont l’homme noir a été victime, qu’il faut engager la lutte. L’affaire est là. Cette revendication des cultures noires, Lam la partage avec le poète Aimé Césaire, dont il illustrera le Cahier d’un retour au pays natal, hymne inaugural de la négritude. 

Ceci dit, pour ne pas réduire la stratégie de Lam à un essentialisme racial il faut l’inscrire dans son contexte d’origine, Cuba. En effet, l’île, comme le reste des Antilles, est un territoire d’un métissage extraordinaire. De par sa particularité historique – la disparition des aborigènes suite à la conquête espagnole –, il s’agit d’une culture qui, dans sa genèse même, fait concourir tout aussi bien l’Europe, l’Afrique que l’Asie. Pourtant, dans les années quarante encore, les élites ne valorisaient que l’hispanité. Choix lourd de conséquences dans un pays qui avait été parmi les derniers en Amérique à abolir l’esclavage. Ici la peinture, aux accents africanistes, de Lam s’insère dans un vaste projet, mené par une partie de l’intelligentsia cubaine, en vue de rendre manifeste ce que le racisme postcolonial refusait : le métissage comme destin de la nation.

Lam ne verse bien sûr pas dans l'idéalisation du métissage – de même qu’il n’a pas idéalisé les Noirs – en cela il rejoint Frantz Fanon. Et ici devient capital son passage par la guerre civile espagnole. Il n’y a pas de réconciliation possible là où persistent misère et exclusion. En ce sens les boucliers, lances, flèches, cornes, poignards, omniprésents dans ses tableaux, reflètent une conflictualité propre à toute société humaine – la communion n’est jamais à l’abri de la guerre ou, pire encore, l’harmonie ne marque peut-être qu’une brève parenthèse dans un déchirement perpétuel. De là ces figures lumineuses, en transe, sur un fond ténébreux. Si Lam vient à nous restituer cet Autre dénié, dénigré, ce n’est pas au bénéfice d’un utopique ailleurs, rédimé enfin des maux du présent, mais pour poser un miroir où le reflet suppose déjà la fêlure. C’est dans cette fêlure que réside pourtant tout espoir.


Cet article est paru en septembre 2016 dans La Cité