L'Amérique au noir

«En Amérique, détruire le corps des Noirs c’est une tradition», lit-on dans Between the World and Me (2015) de Ta-Nehisi-Coates, l’un des intellectuels afro-américains les plus influents ces dernières années. Né en 1975, journaliste du mensuel The Atlantic, sa notoriété est due en grande partie à un livre de mémoires, The Beautiful Struggle, où il relate son enfance dans les quartiers noirs de Baltimore — ceux-là même qui constituent le point d’ancrage de la série The Wire —, ainsi qu’à des articles sur la question raciale en Amérique, tels que The Case for Reparations, dans lesquels, à contre-courant des airs d’optimisme soufflés par l’élection d’Obama, il dresse l’état des lieux désolant de la situation des Noirs. Qu’en est-il de Between the World and Me

Dans un récit à mi-chemin entre l’autobiographie et l’essai, Coates s’adresse à son fils suite à l’affaire Michael Brown — la non-inculpation d’un policier suspecté d’avoir abattu sans raison un jeune Noir en 2014 à Ferguson, dans le Missouri. Il va donc s’atteler à rendre compte de ce non-sens récurrent aux États-Unis: la mort des Noirs aux mains de la police sans que personne n’en soit tenue pour responsable. L’auteur s’inscrit ainsi dans cette tradition de penseurs noirs qui, partant de leur propre vécu, ont brossé un tableau du racisme endémique de l’Oncle Sam: W.E.B. Dubois, Richard Wright, Malcolm X... Bien que le modèle explicite ici soit le livre de James Baldwin, paru en 1963, La prochaine fois le feu

Coates revient à nouveau sur la vie dans les quartiers noirs défavorisés de Baltimore: une lutte quotidienne pour la survie, où la violence est le lot quotidien; l’éducation qui oscille entre les coups de ceinture du père — «si ce n’est pas moi qui le fait, ce sera la police» — et une remise en question de soi-même et du monde, encouragée par la mère, par le biais de l’écriture; il y aura aussi la prise de conscience politique en écumant la bibliothèque du père, lequel avait milité la jeunesse durant dans les Black Panthers. Plus tard viendront, grâce à une bourse, les études à Howard, bastion universitaire de l’intelligentsia noire, les premiers pas dans le journalisme, la paternité à vingt-quatre ans, l’arrivée à New York, ville toujours sidérante. 

Des épisodes retracés non pas dans le détail, mais en épinglant les moments clés (ou plutôt en tissant des réflexions à propos de leur signification) comme, par exemple, le fait soudain de se retrouver, alors qu’il a douze ans, mis en joue par un autre enfant. Ou la fascination ressentie en découvrant à Howard l’extraordinaire diversité des peuples noirs. Le tout en un va-et-vient continu entre l’expérience personnelle et des considérations sur la vulnérabilité des Noirs. 

Que veut-il dire par là? Que la vie d’un Noir est à la merci d’être emportée à tout instant par la terreur aveugle (mais systémique) prenant les allures de la violence quotidienne des ghettos mais, surtout, celle des forces de l’ordre. Les dispositifs mis en place par la société américaine font ainsi que les Noirs se voient triturés par deux ordres complémentaires dans leur brutalité: marginalisation et répression. L’Amérique n’est donc autre chose qu’une machine à broyer du Noir, un «pouvoir exclusif de domination et de contrôle sur nos corps». 

Le point de départ du livre, l’affaire Michael Brown, fait écho à un assassinat semblable qui hante Coates depuis des années, celui d’un camarade d’université. C’est donc le constat de cette vulnérabilité qui sous-tend ces pages. Loin d’être le résultat des effets pervers du marché (pour ce qui a trait à la réclusion dans des quartiers pauvres) ou des dérives policières (en ce qui concerne les Noirs abattus presque quotidiennement), elle est inhérente au rêve américain. 

Un pillage séculaire qui en spoliant systématiquement la communauté noire, par l’esclavage d’abord, puis par la ségrégation et, de nos jours, la mise à mort aléatoire, préserve, plus que la richesse, l’unité de l’Amérique blanche. La race est en effet l’alliage de toutes ces populations européennes d’une diversité ethnique, sociale, hors du commun. Cette division entre Blancs et Noirs a permis, en excluant d’emblée ces derniers, de colmater les fissures de cette Babel des temps modernes. 

UN CRI DE DÉSESPOIR 

Le style vibrant de Coates, qui emprunte à la prosodie et aux métaphores de slameurs, tel Saul Williams, nous restitue pleinement l’angoisse quotidienne quant aux caprices du sort, la peur qui alimente la violence effrénée des ghettos ou, une fois en dehors, la quête de respectabilité à tout prix; le fait de ne pas pouvoir se débarrasser de cette saturation de la race, puisque tout lien social en est biaisé. À vouloir mener une vie normale, à faire comme si la pigmentation de la peau était une caractéristique physique quelconque, on se voit ramené à la dure réalité au premier contrôle de police: «Peu importe que l’agent de ces forces soit noir ou blanc. Ce qui importe c’est notre condition, c’est ce système qui fait que ton corps puisse être détruit.» 

Mais là où le vécu acquiert une vivacité exceptionnelle il y a le risque que l’analyse en pâtisse — et c’est le cas ici. À vrai dire le lyrisme de Coates l’amène parfois à verser dans l’idéalisation de la race. Cela s’exprime soit dans la ritournelle black is beautiful, soit dans la stigmatisation d’une supposée communauté des «rêveurs», les Blancs, qui, par insouciance ou bien par une volonté délibérée — l’indifférence étant complice de l’oppression —, s’applique à saigner à blanc les Noirs. Il stipule ainsi de fait une opposition entre blocs monolithiques racialement définis. Chose étonnante, puisque, par ailleurs, Coates ne cesse d’insister sur le caractère fallacieux de la catégorisation raciale, sur son apparition à l’aube de la modernité en phase avec les menées impérialistes. Mais il n’en tire pas les conséquences. 

Qui plus est, Coates cède à un pessimisme qui restreint la complexité du phénomène. Réduire toute l’histoire américaine à une mise au ban de la communauté noire, empêche de se pencher sur d’autres dimensions du problème. D’après ce réductionnisme, les Noirs ne seraient que les survivants d’une longue catastrophe, commencée avec l’esclavage et qui se poursuit encore de nos jours. Une catastrophe qui est le «produit de la volonté démocratique» des rêveurs qui, à vivre en tant qu’hommes libres, préfèrent se voir comme des Blancs. C’est cette connivence, entre démocratie et racisme, qui condamnerait d’avance toute tentative de mettre en branle les ressorts du système en vue d’un changement. 

Coates ne s’abandonne pas pour autant aux sons de cloches révolutionnaires. Seul est possible le salut individuel. Préserve ton corps, voilà en substance ce qu’il transmet à son fils. Survivre en guise de résistance. À la différence des années 1960, où les revendications de la communauté noire se voyaient relayées par divers mouvements d’émancipation d’ampleur, l’atomisation en cours des formes d’engagement (le sentiment d’impuissance afférent) conduit à endosser une politique subsidiaire: le respect de la vie, c’est-à-dire du simple fait biologique. 

INCARCÉRATION MASSIVE 

Comme le dit si bien le philosophe italien Franco Berardi, c’est cette défaite qui signe le glissement du Black Power à Black Lives Matter. Pas étonnant que Coates aime à citer les mots de Malcolm X, la charge libératrice en moins: «Si tu es né en Amérique, alors tu es né prison.» Plus qu’un cri de rage, c’est là un cri de désespoir. 

Le verdict de Malcolm X pourrait sembler excessif en 2016. Et pourtant, le constat que dresse Michelle Alexander dans son livre, The New Jim Crow, Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, paru en 2010, en font une sentence plus que d’actualité. L’essai de cette ancienne assistante d’un juge de la Cour suprême, juriste proche des mouvements de défense des droits civiques, commence par une anecdote significative. Le soir même de l’élection d’Obama, elle se retrouve face à une scène qui fait partie du quotidien: un jeune Noir à genoux sur le trottoir, les mains menottées derrière le dos, encerclé de policiers qui rigolent. Un spectacle d’une telle banalité que plus personne ne s’en émeut. Et pour cause, en à peine trente ans, la population carcérale américaine est passée de moins de 350 000 détenus à plus de 2 millions Si l’on ajoute à cela ceux qui sont sous tutelle du système judiciaire (encourant des peines en sursis ou en liberté conditionnelle), l’on atteint un total de 7 millions de personnes, faisant de la population carcérale des Etats-Unis la plus importante au monde. 

Comment s’explique cette explosion? C’est le résultat, d’après Michelle Alexander, de la guerre contre la drogue déclenchée sous l’ère Reagan. Ainsi les condamnations liées à la drogue constituent à elles seules une augmentation de plus de 2/3 de la population recluse dans les établissements fédéraux et de plus de 50% dans les pénitenciers d’État. Or, cette «incarcération massive» ne frappe pas indistinctement l’ensemble de la société américaine. Sa cible principale n’est autre que la communauté noire — laquelle a été rejointe cette dernière décennie par les Hispaniques —, et en particulier les jeunes noirs. 

À suivre les statistiques, l’on est pris de vertige: alors que les que les jeunes Noirs ne représentent que le 13% de la population américaine, ils constituent pourtant à peu près la moitié des prisonniers du pays. Si le taux d’emprisonnement poursuit ce rythme, dans un avenir proche un jeune Noir sur trois aura passé un séjour en prison. Mais déjà dans l’actualité, dans des villes comme Chicago ou Baltimore plus de la moitié des adultes noirs de sexe masculin traînent des antécédents judiciaires. La conclusion de Michelle Alexander est à ce propos lapidaire: l’incarcération de masse est le nouveau Jim Crow — c’est-à-dire la mise à jour de la ségrégation raciale en vigueur dans les États du Sud soixante ans plus tôt. 

Certes, les statistiques ne suffisent pas à sceller ce diagnostic. Alexander le sait bien. Surtout, comme elle ne cesse de le manifester, à une époque où l’ensemble des Américains reprouve le racisme. D’ailleurs, c’est la neutralité raciale (colorblindness) qui régit le fonctionnement des institutions — la discrimination est en ce sens formellement exclue. Qui plus est, la progressive incorporation des Noirs en tant que fonctionnaires au système judiciaire (policiers, juges, etc.) contredit à prime abord la thèse d’Alexander. Comment fait-elle alors pour la soutenir? 

À cette fin il faut procéder par étapes. Premièrement, elle s’adonne à une recherche historique de la mise en place de la lutte contre la drogue. Celle-ci, à vrai dire, puiserait ses origines dans la stratégie des Républicains afin de capter le vote des Blancs démocrates du Sud, enragés par le soutien que leur parti avait apporté au mouvement des droits civiques dans la lutte contre la ségrégation raciale. Une stratégie qui est en fait le schéma suivi tout le long de l’histoire du pays par ses élites: détourner vers les Noirs les frustrations des classes blanches défavorisées. À la fin du XIXe siècle, cela a débouché sur l’instauration de la discrimination raciale dans les États du Sud, et ce malgré l’abolition de l’esclavage. 

LA RENGAINE DE LA LOI ET L’ORDRE 

Lors de la deuxième moitié du XXe siècle, on a assisté à pareil retournement après la fin de ce régime infâme. Au lieu de faire appel explicitement au discours raciste, certains idéologues du parti républicain ont misé sur la sécurité. Il allait de soi que les premiers à être visés seraient les Noirs. Dans une Amérique au passé esclavagiste, marquée par le fossé racial ainsi que par une communauté noire traditionnellement marginalisée, cela tombait sous le sens. Le tour de vis sécuritaire permettait de la sorte de canaliser les angoisses des classes populaires blanches, lesquelles se voyaient désormais concurrencées par les Noirs sur le marché du travail ou dans les ressorts de l’État Providence. La sécurité, comme dans le reste des sociétés démocratiques, et ce bien avant la lutte contre le terrorisme, est ainsi passée à dominer l’agenda politique. 

Les années Reagan seront le point d’orgue de cette stratégie. Tel que le met en évidence Michelle Alexander, la guerre contre la drogue a été lancée avant même que le crac fasse son irruption. Et les budgets ont naturellement suivi la pente. Par exemple, entre 1980 et 1984, les dépenses de la division anti- drogues du FBI ont connu une hausse notable allant de 38 à 181 millions de dollars, celles de la DEA de 86 millions à plus de 1 milliard, alors que les fonds de l’Institut national de l’addiction, pour la prévention et l’accompagnement, ont été réduits allant de 274 à 57 millions. Même les Démocrates ont fini par se plier au jeu. Clinton et Obama ont tous les deux pris à bras-le-corps la rengaine de la loi et l’ordre. 

L’analyse des mécanismes sous-tendant l’incarcération massive est tout aussi déterminante. Si la guerre contre la drogue a décuplé le numéro de détenus, c’est en partie redevable à l’arsenal juridique extraordinaire qui l’a accompagnée: régime d’emprisonnement obligatoire; la loi des trois condamnations (pratiquée dans plusieurs États) qui impose une peine minimale de 20 ans pour ceux se voyant condamnés une troisième fois (peu importe la nature du délit); le fait que les détenus doivent s’acquitter de taxes administratives précédant leur emprisonnement formel en oblige une part non négligeable à retourner en prison à cause de cet endettement non réglé. 

À cela il faut ajouter les effets pervers des stimuli budgétaires: les forces de l’ordre voient les ressources allouées par l’administration fédérales augmenter d’après leurs résultats dans cette guerre contre la drogue; les confiscations (monétaires, immobilières) faites dans ce cadre sont mises à leur disposition. Autre point, et non des moindres, concerne le pouvoir discrétionnaire dont jouit la police pour mener ses opérations; lequel trouve refuge dans un système judiciaire blindé, puisque les recours, entravés par des dispositifs kafkaïens, aboutissent rarement. 

Mais le problème de l’incarcération massive a trait autant à la période d’emprisonnement qu’à l’empreinte sociale qu’elle laisse. Les ex-détenus doivent affronter une course d’obstacles qui, souvent, les pousse à la récidive ou bien les confine à la marginalité. Ainsi ils se voient privés du droit de vote, des prestations sociales, y compris l’accès aux logements subventionnés, ou encore de permis de conduire. Naturellement, ils sont aussi pénalisés dans la quête d’emplois — et donc rattrapés par les dettes des taxes judiciaires... C’est cette dépossession systématique, qui affecte de manière disproportionnée la communauté noire, que l’auteure tache de nouveau Jim Crow. 

Mais pourquoi sont-ce les Noirs qui peuplent prioritairement les prisons? Que le racisme assumé n’ait plus le vent en poupe ne veut pas dire pour autant que les préjugés raciaux aient disparu, bien au contraire. L’auteure emploie un solide corpus d’études sociologiques, qui démontre la persistance de l’imaginaire raciste (et cela même parmi les Noirs). Contrairement au cliché, la vente et la consommation des drogues sont pratiquées en des proportions identiques parmi les Noirs et les Blancs, pourtant 95% des Américains associent deal et consommation aux Noirs. Il en va de même en ce qui concerne les agissements violents. Drogue, violence, des stigmates que l’ensemble de la société associe aux Noirs. Personne ne souscrirait aujourd’hui à une telle affirmation: le danger vient du Noir. Pourtant, c’est bien cela que les analyses de l’imaginaire social dévoilent. 

LE CERCLE VICIEUX DE LA RACE ET DE LA CLASSE SOCIALE 

Certains critiques ont reproché à Alexander de surestimer le poids de la lutte contre la drogue, mais c’est ici faire preuve de myopie: c’est justement les dommages liés à cette lutte (familles brisées, désarticulation du tissu social, etc.) qui accentue la criminalité. Bien que par moments le livre prenne des allures de complot, il ne faut pas oublier que l’auteure explicite que c’est là les effets amplifiés d’une politique ayant eu comme but la captation de l’électorat traditionnel du Sud, ainsi que le dé- tournement des problèmes de fond sur la question sécuritaire, mais que, une fois la machine lancée, c’est les stéréotypes et croyances d’une société fortement marquée par le legs raciste, qui ont accéléré l’engrenage. 

Peut-être la faiblesse ici est de ne pas avoir suffisamment mis en évidence les rapports entre le va-tout sécuritaire et l’agenda néo-libéral de la révolution néo-conservatrice. Alexander saisit bien pourtant, en recourant à maintes statistiques, le volte-face dans les politiques publiques — le judiciaire prenant le dessus au détriment du social (éducation, santé, etc.). Elle épingle aussi la désindustrialisation comme source principale de l’envolée du chômage, qui en premier lieu affecte les Noirs. Mais elle sous-estime le lien entre ces dynamiques. C’est que, au même titre que Ta-Nehisi-Coates, elle néglige la classe au profit de la race. 

Sans aucun doute les Noirs constituent le groupe social le plus frappé par la lutte anti-drogue. Mais c’est un constat qui se doit d’être ajusté. Ce sont les couches pauvres de la communauté noire les principales victimes de cette guerre. La rengaine de la loi et de l’ordre, reprise par les administrations démocrates Clinton et Obama, a trouvé parmi les classes moyennes noires, de même que chez ses pairs blancs, un soutien décidé. Pas un hasard. C’est sur les Noirs pauvres que cette répression systématique s’exerce pleinement. Et ce sont eux qui se retrouvent piégés par le cercle vicieux engendré par l’intersection de la race et de la classe. La preuve en est que les Hispaniques petit à petit se voient eux aussi happés par une telle spirale. 

L’État-providence a constitué dès la fin de la Seconde Guerre mondiale le principal rempart contre les inégalités inhérentes au marché. Sa mise à mort, programmée par l’agenda néolibéral, s’accompagne de l’essor des dispositifs de contrôle de plus en plus répressifs en vue de parer à la désagrégation sociale encourue par les laissés pour compte du système. Il en résulte une tragédie d’ampleurs effarantes pour la communauté noire américaine, prise en tenaille entre l’inconscient collectif encore passablement imprégné par le racisme et le raz-de-marée néolibéral. 



Between The World and MeTa-Nehisi Coates Spiegel & Grau, New York, 2015
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Il existe en traduction française:
 Une colère noire. Lettre à mon fils – traduit par Thomas Chaumont et Alain Mabanckou, Autrement, Paris, 2016.

The New Jim Crow, Mass Incarceration in the Age of ColorblindnessMichelle Alexander, The New Press, New York, 2010. 



Cet article est paru dans La Cité en novembre 2016