Cet article est paru en janvier 2013 dans La Cité.
« La solitude, c’est le vide [...] C’est la souffrance multipliée par l’infini », ce mot de Balzac pourrait servir d’exergue à l’œuvre du cinéaste portugais João Pedro Rodrigues, auteur jusqu’ici d’une filmographie aussi brève que percutante. Pour preuve, trois films lui auront suffi pour composer un monde à lui ou, ce qui revient au même, un style : O fantasma (2000), Odete (2005), Mourir comme un homme (2009).
« La solitude, c’est le vide [...] C’est la souffrance multipliée par l’infini », ce mot de Balzac pourrait servir d’exergue à l’œuvre du cinéaste portugais João Pedro Rodrigues, auteur jusqu’ici d’une filmographie aussi brève que percutante. Pour preuve, trois films lui auront suffi pour composer un monde à lui ou, ce qui revient au même, un style : O fantasma (2000), Odete (2005), Mourir comme un homme (2009).
O fantasma est l’histoire de Sergio, jeune éboueur gay, s’adonnant à des pratiques SM, et qui, obsédé par un motard qu’il n’arrive pas à séduire, commence à l’épier, à récupérer ses vêtements usés, à rôder dans les lieux que l’autre fréquente – il ira jusqu’à lécher en extase les parois de la douche où sa proie vient de se doucher. Après un rapport, qui, suppose-t-on, a mal tourné – le corps du partenaire gît inerte sur le lit et le chien qui fait irruption dans la chambre n’arrive à lui arracher la moindre réaction – Sergio, la tenue de latex encore sur lui, sombre dans une course qui le mène à l’enlèvement du motard, puis à son abandon (bâillonné, menotté) en pleine rue, pour finalement errer dans une décharge publique, avant de disparaître dans la nuit.
Disparition dans le noir qui vient à boucler, pour ainsi dire naturellement, la trajectoire de Sergio. Plus que d’une descente en enfer, il vaudrait mieux parler d’un chemin de croix. À tout moment, en effet, notre protagoniste se voit embarqué dans des rapports nourris dans le manque, l’humiliation, la douleur. On pourrait croire que cela s’accorde parfaitement avec ses penchants sadomasochistes et fétichistes, mais le fait est que l’insatisfaction semble le miner. La jouissance est d’ailleurs rare dans ses ébats sexuels, un mécanisme d’attraction-répulsion y entrave son plaisir : à peine est-il en mesure d’assouvir son désir qu’il se retire, las, dégoûté – les scènes de sexe, c’est l’une des prouesses du film, au lieu de jouer sur le voyeurisme en butte au scandale, enregistrent cette tension insurmontable pour Sergio : d’un côté, le désir, la quête continue de ce corps qui comblerait le vide et, de l’autre, l’impossibilité de supporter sa présence. L’obscurité, où il s’engouffre à la fin du film, n’est autre que cette étrangeté vis-à- vis de lui-même, l’ombre qui l’efface.
Je est un autre
Odete s’ouvre sur un plan serré d’un baiser langoureux entre deux hommes, se clôt par une légère plongée où une femme sodomise un homme. Le sodomisé s’appelle Rui et peine à se remettre de la mort de Pedro, son amoureux – l’autre homme du baiser – dans un accident de voiture. La femme est Odete, une employée de supermarché, qui largue son ami, car il ne veut pas avoir d’enfant. Pedro sera le lien entre Rui et Odete. Celle-ci, en proie aux tourments de la rupture, assiste à la veillée funèbre de Pedro – elle en était la voisine – et soudain s’éprend du mort. S’engage alors une lutte pour être acceptée par les proches de Pedro (Rui et la mère) et dont le point de condensation est la tombe – de quel droit vient-elle s’y recueillir ? Odete l’emportera en recourant au mensonge : elle dit être enceinte du défunt. Mais au fur et à mesure que le temps passe elle semble croire à son propre mensonge. Elle finit par perdre son boulot et s’installe avec la mère de Pedro.
Cette entrée dans l’univers du mort marque un tournant dans le film. Odete commence à revêtir les habits de Pedro, se coupe les cheveux afin de l’imiter et, pour clore le tout, part à la conquête de Rui. Dans la dernière scène, pendant qu’elle le sodomise, Odete lui demande de l’appeler Pedro. Rui résiste, puis consent. Ce « Pedro » qu’il lui souffle retentit comme une libération. Odete, obsédée par la maternité, ressuscite une autre vie. Jeu de miroir, qui décuple les possibles : en accouchant de Pedro, Odete s’enfante elle-même.
La mort aura tes yeux
« J’ai vécu comme une femme. Je veux mourir comme un homme », lâche Tonia dans son lit de mort. Travesti renié par son fils, empêtré dans des rivalités qui annoncent son déclin au cabaret où il travaille et au succès duquel il est à l’origine, amoureux de Rosario, un toxico capricieux qui est une source d’angoisse perpétuelle, la vie de Tonia est une véritable tempête. Pourtant, il, ou plutôt, elle tient le cap tant bien que mal. Ce qui la paralyse, en revanche, c’est de se voir dans l’incapacité de faire le pas que Rosario lui demande : s’opérer afin de devenir femme. Le doute la ronge – à l’image de l’infection qui, d’une prothèse mammaire abîmée, se répandra dans tout son corps et finira par l’emporter.
L’agonie de Tonia cependant lui offrira l’occasion de régler les contentieux en suspens – surtout avec Rosario, qui l’accompagne avec un dévouement qu’on n’aurait pas soupçonné ; voire avec son fils que, dans un accès de délire, elle imagine être venu se réconcilier. Accents de mélodrame, certes, mais sans pathos. Si la mort de Tonia prend allure de rédemption, c’est qu’à aucun moment elle ne cesse d’être digne.
La marge absolue
À prime abord, l’œuvre de Rodrigues semble teintée de pessimisme. Son style abonde en ce sens : récurrence des cadrages en contre-plongée, clairs-obscurs, prises de vue à ras du sol. Tout un langage signifiant une pesanteur qui cloue les personnages à une sorte de fatalité – ou l’incapacité de briser les circonstances qui engendrent leur malheur.
Il faut pourtant aller plus loin. Ne pas se circonscrire au cinéma communautaire (en l’occurrence, gay) est l’un des mérites de Rodrigues. A bien y regarder, ce n’est pas tant les conflits liés à l’appartenance sexuelle ou au genre, qui donnent la force à ses films, mais la jonction qui s’y effectue entre sexualité et condition sociale. Ses protagonistes s’enracinent dans les classes populaires – éboueur, employée de supérette, artiste de cabaret – et leur vécu ne peut se comprendre sans cette donne : la limitation des ressources – qu’elles soient économiques ou culturelles. Et le conflit social s’y expose cru : le seul acte où Sergio est possédé, c’est lorsque son patron l’encule ; Tonia se dispute avec sa meilleure amie à cause d’une mèche de cheveux chèrement payée ; sans boulot, Odete se retrouve à payer avec des chèques sans provision. Il y a donc ici une superposition des marges socio-économique et sexuelle.
À une époque où l’émancipation collective est lettre morte, le repli sur la sphère privée devient la donne. Le corps, l’identité, passe à être le foyer de lutte privilégié. Si l’atomisation est l’un des traits marquants du capitalisme, il n’est pas étonnant que ce soit dans leur solitude que nos personnages ressentent alors le plus profondément l’étrangeté au monde, c’est-à-dire leur aliénation. C’est pourquoi leur obsession s’alimente du désir de l’autre – cet autre, réel ou fantasmé, qui viendrait à rompre le vide. À l’aliénation de leur vie ils opposent une résistance inconsciente – désespérée, dira-t-on, car elle débouche inéluctablement sur la folie ou la mort. Peut-être. Mais il y a dans cette lutte pour changer la vie une grandeur qui ramène les calculs bourgeois à leur juste mesure, la médiocrité. Le seul à s’y perdre c’est Sergio. C’est aussi le seul à ne voir dans autrui qu’un moyen d’assouvir sa soif de domination. De là que sa fin nous soit donnée par un plan au ras du sol. Et non par ces plongées, qui sont une montée au ciel, où l’on voit Odete, devenue Pedro, faire l’amour avec Rui ; ou les cercueils de Tonia et Rosario unis à jamais. Une vie se mesure à l’aune des sacrifices dont elle est capable. C’est parce que nos deux queers incarnent cette vérité qu’elles vivent ou meurent en état de grâce.
Cet article est paru en janvier 2013 dans La Cité.