L'ère du slam

D'après l'ouvrage de Camille Vorger, Slam, une poétique.


On en a peut-être tous fait l’expérience. Veillée littéraire, public clairsemé, et au bout d’un quart d’heure à entendre les amants des muses déclamer à voix basse, de manière monotone, on commence à étouffer les bâillements, à se demander si la fin va tarder. Et bien sûr, ça tarde. C’est en tout cas cette sensation, apprend-on dans Slam, une poétique, qui a poussé un ouvrier de Chicago, Marc Smith, à tirer la poésie de la léthargie au milieu des années 1980. Avec des amis, il a donc créé le Chicago Poetry Ensemble, afin de monter des spectacles où les vers seraient mis en scène, joués, à l’aide de «costumes, musique et pitreries». C’est d’abord dans des bars de quartiers populaires que l’idée a pris corps. L’histrionisme était le trait distinctif de ces premières rencontres, où le public se voyait convié à manifester librement ses réactions: il pouvait chahuter ou célébrer à tout instant les saillies. Par la suite, les représentations ont cédé la place à la performance individuelle, puis à la compétition. 

En peu de temps, le slam a embrasé tout le territoire américain. A la fin des années 1990, le film Slam de Marc Levin, avec Saul Williams, récompensé par la Caméra d’or au Festival de Cannes en 1998, contribue à sa diffusion internationale. Une scène particulièrement active prend alors racine en Europe. La Romandie n’est pas en reste: en 2013, le Lausannois Narcisse remporte le tournoi individuel de la ligue de France.


Immédiateté non reproductible


Mais en quoi consiste précisément le slam? Il faut d’abord commencer par la signification du terme. En effet, le verbe slam peut être traduit en français par claquer ou encore écraser. C’est que la joute est le signe sous lequel se place dès son origine cette pratique: aux escarmou­ches avec le public du Chicago Poetry Ensemble ont succédé la lutte du slameur pour séduire une audience toujours prête à le secouer, puis la bataille de mots entre poètes qui s’est codifiée en concours. Tel que le souligne Camille Vorger, sous sa forme de duel entre aèdes, le slam fait écho à une tradition de la poésie orale présente dans maintes cultures: joutes cubaines, zajal libanais, tsiattista chypriote, flytings écossais, etc.

Dans le slam, on trouve par ailleurs des réminiscences de la poésie sonore – et donc de ses mouvements précurseurs: dadaïsme, futurisme, lettrisme –, de par ses procédés oraux et scéniques qui échappent à la transcription figée du livre. Cette immédiateté non reproductible fait du slam un art par essence scénique. C’est en effet la primauté de la performance, sa mise en scène, qui distingue le slam de la poésie sur papier. Une con­fluen­ce de registres et traditions, qui résulte en une pratique extraordinairement vigoureuse, souple.


Parenté évidente avec le rap


Le slam serait ainsi, selon les dires de Camille Vorger, une «action poétique qui repose d’abord sur la présence et la vivacité» du poète. Et dans cette mise en acte de la parole, le rythme joue un rôle essentiel. Un rythme qui, com­me dans toute «poésie orale mémorielle», se base sur des répé­titions qui surviennent à différents stades. Au niveau des syllabes, des phonèmes, la réitération induit d’abord l’emphase de certains sons. Sur le plan lexical ensuite, la redite ou la variation infime des mots, recourant aux homophones, aux paronymes. La reprise enfin de fragments, tels des refrains. Cette récurren­ce possède une fonction mné­motechnique. Mais elle cherche par ailleurs, dans un double mouvement, à capter l’attention du public – par l’aspect envoûtant de la répétition – et à opérer une prolifération des sens – par des modifications infimes: collusion-collision, cœur-chœur...

En cela, le slam présente une parenté évidente avec le rap. Il ne faut pas les confondre pour autant. Car si leurs thématiques peuvent se recouper, notamment en ce qui concerne les questions sociales, l’accompagnement musical est occasionnel dans le slam. Quant à la corporalité, il s’avère impossible de la transposer dans l’enregistrement. Cela se fait, certes, mais on y perd cette part essentielle qui repose sur le duel avec le public. C’est que la performance des slameurs a destin lié avec les vitupérations ou encouragements que l’audience peut leur adresser à tout moment.

Pas étonnant alors de constater que la gestuelle des slameurs implique un ensemble de fonctions qui relèvent de l’interaction avec l’auditoire: communicative (où les mots sont illustrés par des gestes figuratifs), rythmique (où le flow est marqué par la main), phatique (pour assurer l’attention, voire la participation du public). Voix, corps et gestes: tout un langage qui dépasse le simple enregistrement sonore ou la saisie par écrit.


Les marges de l’Amérique urbaine post-industrielle


Si l’ouvrage de Camille Vorger s’avère un magnifique voyage initiatique dans la galaxie slam (en particulier francophone), une analyse socio-historique de sa genèse n’aurait peut-être pas été de trop. Selon Brownen Low dans Slam School (2011), l’apparition de la culture hip-hop – au sein de laquelle l’auteure inscrit le slam – coïncide avec toute une série de transformations politico-économiques qui ont profondément modifié la société occidentale dès les années 1970: financiarisation de l’économie, désindustrialisation, démantèlement de l’Etat Providence et, en conséquence, paupérisation des classes populaires.

Rap et slam émergent ainsi dans les marges de l’Amérique urbaine post-industrielle. La réactivation de la poésie orale puise certes dans une riche tradition, mais c’est aussi le symptôme d’un affaiblissement dans la maîtrise du domaine littéraire. L’empire de l’image, accentué par les nouvelles technologies, joue certainement un rôle en ce sens. Mais il ne faut pas négliger pour autant la mise à mal de l’instruction publique, affectant en premier lieu les couches défavorisées. Cette double conjonction – la culture dotcom et un humanisme en fin de course – débouche, selon le penseur britannique Terry Eagleton, sur des pratiques plus proches du texto que de la textualité. Il faut y déceler aussi une stratégie: raviver l’oralité pour compenser l’éloignement des lettres, donner de la voix pour prendre la parole.


Camille Vorger, Slam, une poétique, Presses universitaires de Valenciennes, 2016, 310 pp.


Cet article est paru dans Le Courrier le 26 novembre 2016